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Epicéa Beach (Les chroniques de Saint Esper, chapitre 1)

Epicéa Beach (Les chroniques de Saint Esper, chapitre 1)

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Samedi 5 février

La véranda d’Epicéa Beach dominait le brouillard épais qui plombait le lac comme la dalle d’un caveau scellée par le gel. Transformant en banquise la plage enneigée, une légère couche de givre couvrait aussi les buissons et la forêt alentour. Confortablement installée dans un fauteuil d’osier garni de coussins écossais où les dominantes de vert et de rouge la faisait un peu ressembler à un arbre de Noël, Madeleine, absorbée dans ses pensées, faisait glisser d’une main distraite les grosses boules dorées et argentées de son collier, tout en tournant les cinq morceaux de sucre qu’elle avait mis dans son café.
De temps à autre, la brume s’effilochait dissipée par le vent, puis elle s’épaississait à nouveau, se confondant avec la neige qui recouvrait les berges depuis la veille.
Maintenant Madeleine, après avoir exploré la nécrologie du Midi Libre assez décevante ce jour-là, fouillait la rubrique des petites annonces pour lire avec satisfaction celle qu’elle faisait passer le premier et le troisième samedi de chaque mois depuis bientôt dix ans.
Elle lut : « Professionnel effectue recherches généalogiques et travaux paléographiques. Devis gratuit. M. Vernières, 15 rueGeorges Fabre30570 Saint Esper. » .
La semaine passée ses observations l’avaient amenée à s’interroger sur l’origine d’une vieille famille du pays disparue depuis plus d’un siècle mais ayant laissé son nom auMas Ramel, une petite ferme isolée dans les bois du Lingas. Elle se demandait si réellement tous les membres de cette famille avaient disparu. La propriété n’était pas à vendre. On ne connaissait pas le nom du possesseur actuel. Cela était d’autant plus curieux que le bien à l’abandon avait peu de valeur.
Un courant d’air glacé la fit un peu frissonner.
Le vent du nord prenait peu à peu de la vigueur. Sur la surface polie et traître du lac, comme si elles remontaient de la profondeurs, des vagues commençaient à friser. Des tourbillons soulevaient la neige sur la grève et l’emportaient vers les congères.
– Tiens, mais c’est le chien de Judith, que fait-il là ? dit Clarence Beach en s’approchant de la baie vitrée.
– Oui, c’est bizarre, dit Madeleine.
Ils observèrent le manège d’un vieil épagneul qui trottinait sur trois pattes. Il paraissait très énervé. Il essayait de courir, puis s’arrêtait pour se tortiller dans la neige en gémissant, et ensuite repartait, arpentant la plage d’un bout à l’autre en jetant des regards désespérés dans toutes les directions.
– Mais qu’a-t’il donc ?
Madeleine but une nouvelle gorgée de café, grignota un bout de croissant et reprit sa lecture.
Clarence reparti derrière son zinc, rangea des bouteilles et astiqua avec un torchon blanc immaculé les verres sortis du lave-vaisselle. Il y avait peu de monde au bar en ce moment, mais les vacances de février débuteraient la semaine prochaine. Alors des escouades de skieurs envahiraient l’auberge bruyamment pour se réchauffer, boire et se restaurer. Clarence était sujet du royaume britannique et, en tant qu’étranger, il estimait que son établissement devait avoir un accueil irréprochable. C’était d’ailleurs dans sa nature. Il aimait fignoler. Ce qui n’était pas le cas de la plupart des tenanciers de cafés, hôtels et restaurants de la région. On le tolérait parce qu’il avait épousé une fille du coin et investi beaucoup d’argent dans un projet qui avait fait doubler en peu d’années la fréquentation touristique l’été à Saint Esper. Pour lors, il alignait méthodiquement l’éventail varié de ses flacons de whisky, cidres bouchés et bières brunes et blondes. Les buveurs accros de pastis ne fréquentaient pas chez lui. Il ne s’en plaignait pas, ayant peu de goût pour les sempiternelles histoires de chasse et les invectives empoisonnées dont les clans abreuvaient leur gosier à L’Estaminet de l’Ours sur la place du vieux village, ou bien au Troquet du Bûcheron, endroit prisé par les forestiers lors de la vente des coupes de bois. Il y avait aussi le Bar du Matelot, dans le nouveau quartier, près du lac. Il s’agissait d’un petit snack qui attirait surtout la jeunesse par son décor branché pour midinettes. Il n’existait donc pas vraiment de rivalité avec l’Auberge d’Epicéa Beach, mais la réussite rapide et imprévue de l’Écossais, qui attirait la clientèle la plus huppée de la ville, suscitait bien des jalousies.
Soudain, Madeleine poussa une exclamation :
– Clarence, regardez, une barque abandonnée au milieu du lac !
– Où ça ? Quelle barque ?
– Là-bas, sur la gauche, dans le brouillard qui se lève. On dirait qu’elle dérive par ici.
– En effet, elle approche.
– C’est anormal, allons voir.
Portée par le courant, la barque voguait tranquillement vers le petit bois d’épicéas à l’autre bout de la plage. Le chien, hystérique, sautait dans l’eau glacée et essayait de nager vers le canot qui approchait.
Clarence ferma la porte de l’auberge et boutonna sa parka.
– D’après la météo, le froid arrive.
– Alors, il fera beau.
Les voyant marcher vers lui, le chien redoubla ses efforts et courut vers eux en soulevant des paquets de neige. En aboyant, il repartit ensuite vers la barque maintenant échouée sur le sable.
– C’est bon, Marki, on arrive.
– A qui est ce canot ?
– J’ai bien l’impression que c’est l’un des miens, dit Clarence.
Dans la neige molle la marche était pénible. Madeleine avait du mal à soulever ses jambes lourdes. Le vent glacial les piquait pareillement à de fines aiguilles et les faisait cligner des yeux. Le canot se balançait doucement dans le ressac. Ils virent dans le fond, sous une pellicule de neige, une bâche qui recouvrait une forme recroquevillée. Clarence souleva la toile gelée.
– Miséricorde !
– Qui est-ce ?
Le cadavre d’une femme gisait au fond du bateau.
– Je crois que c’est Judith Vielleden, dit Madeleine. Oui, c’est ça, le chien est à elle. Mais, est-ce Dieu possible ? Que lui est-il arrivé ?
– Le mieux est d’appeler la gendarmerie.
– Quand je pense que ma voisine doit l’attendre en ce moment. Elle a six personnes à déjeuner et avait demandé à Judith de l’aider.
Déjà quelques personnes arrivaient comme aimantées par le mystère de ce cercueil flottant. Et cinq minutes plus tard le land-rover de la gendarmerie surgissait du chemin qui traversait le bois d’épicéas.

L’été, la vie de Saint Esper se focalisait autour du lac. En retrait du bourg, l’auberge de Clarence le surplombait, avec le ponton d’embarquement sur sa droite et la plage sur sa gauche. Mais l’hiver, hormis les skieurs de fond et quelques randonneurs en raquettes ou à pieds, ses rives seraient restées désertes, de la Toussaint au mois de mai, sans la ceinture de chalets, occupés à l’année, qui descendait en pente douce sur les berges. Toutefois, à la mauvaise saison, il était rare que quelqu’un risque la traversée à la rame. Toutes les embarcations étaient à sec dans les garages à bateaux des particuliers ou le hangar de Clarence Beach qui louait sa flotte.
Entre l’auberge et la bourgade, les promeneurs fréquentaient toute l’année un petit bois d’épicéas. La commune y avait installé un parcours de santé comme dans les lieux à la mode. Ce bois longeait la plage sur deux cents mètres environ. Au delà, le parking de la plage et diverses boutiques bordaient la route de Pueylong sur les deux côtés. Elles occupaient le rez-de-chaussée de petites maisons accolées les unes aux autres qui essayaient de se donner une petit air de station balnéaire. Il y avait la boulangerie pâtisserie Zacharie, la supérette de Mme Benissou, le magasin de vélos Rouletabille, le bazar de monsieur Pagès Tout pour le ski, la pêche et la plage, une agence immobilière, une pharmacie et le Bar du Matelot. En réalité, la plupart de ces commerces vivotaient une bonne partie de l’année.
Derrière cette rangée d’échoppes, dans une rue parallèle qui allait se perdre dans la route d’Hombres, le jaune rutilant de la poste étouffait à demi le nouveau logo de l’ANPE qui évoquait plus l’enseigne d’une marchande des quatre saisons que celle d’un bureau de placement. Ce n’est pas qu’il y eut beaucoup d’offres d’emplois sur le secteur, en dehors des emplois saisonniers, pas plus qu’ailleurs, mais on avait conscience au village qu’en allant s’inscrire et remplir des dossiers, et demander des entretiens, on aidait au moins à maintenir l’activité des six personnes du bourg qui constituaient le personnel permanent de l’agence et distillaient les emplois selon les souhaits des responsables locaux. Cela rassurait tout le monde et la Mairie en particulier. Ainsi Judith Vieilleden était-elle inscrite à l’ANPE. Sa radiation prochaine perturbera les statistiques locales durant deux ou trois jours et donnera un peu de travail. Puis la découverte d’une nouvelle recrue effacera ce désordre passager et l’on pourra reprendre les entretiens évaluateurs de compétences qui donnent bien du souci.

Judith était maintenant étendue sur la plage dans un sac plastique. Elle avait été tuée d’un balle dans la nuque, « certainement sans se rendre compte de rien », estimait Yan Roscof, le chef des trois gendarmes de Saint Esper. Il se contenta de poser les questions d’usage à Clarence et Madeleine, les découvreurs de la victime. L’affaire dépassait un peu la police locale surtout préoccupée de braconnage, d’alcoolisme au volant et de petits cambriolages.
Le corps fut emmené à la morgue de l’Hôpital de Fière Grâce édifié dans le haut du village, sur la route de l’Aigoual. On apprit qu’un médecin légiste devait venir de Nîmes ainsi qu’un inspecteur de la criminelle.
Le canot fut mis sous scellés dans le périmètre de plage qui l’avait accueilli. Des banderoles rouges et blanches le cernaient. Les badauds s’agglutinaient autour de l’enclos comme des mouches à miel douteuses, essayant de butiner quelques renseignements scabreux.

Avec cet événement sensationnel les clients affluaient à Epicéa Beach. A onze heures du matin l’auberge était bourrée comme un samedi soir. Clarence avait requis l’aide de sa femme Rosalinde, une brune ravissante dont les cheveux noirs et frisés cascadaient sur les épaules. Dernier rejeton féminin d’une famille de charbonniers un peu sauvage, elle devait descendre des Sarrasins qui avaient écumés la région au 6ème siècle, selon les évaluations historiques de Madeleine. Elle n’avait pas trente ans. Douze ans auparavant, l’Ecossais avait succombé à son charme diabolique. Lors d’une randonnée sur les traces de l’itinéraire de Stevenson, but premier de l’aventure, il s’était un peu écarté du chemin. Egaré dans les bois, elle l’avait secouru à la belle étoile, non loin du campement de ses frères qui perduraient le métier de leurs pères. Cette histoire romantique se conclua par un mariage vivement conseillé par la famille de la fiancée lorsqu’un héritier s’annonça. Tranquille, économe, travailleur, appréciant le whisky sans excès et follement amoureux, Clarence était l’homme de la situation. Le climat et l’environnement des hautes terres cévenoles présentaient des similitudes avec les Highlands. Séduit par les possibilités touristiques qu’offrait Saint Esper, il convertit en francs les livres sterling de son bas de laine écossais dans un banque du Crédit Auvergnat, et, suite à de secrètes tractations financières et notariales, il acquis ce bout de terre et de plage si convoité par tout ce que le pays comptait comme parvenus, notables, édiles et promoteurs. On lui pardonna car le bastion était imprenable et la bière de première qualité.
En apprenant l’assassinat le village avait pris peur. Les histoires de maniaques qui rôdaient dans les jardins à la tombée de la nuit surgissaient des mémoires. La vieille Aglaé avait vu sur le lac un revenant dans une barque qui glissait sans que les avirons soient manoeuvrés. A Malpertus, on entendait des bruits et des pleurs mystérieux. A l’abbaye de Bonahuc, la cloche sonnait toute seule. A Epicea Beach, la bière et le whisky inspiraient les plus folles imaginations.
– Bientôt ils en seront à la bête du Gévaudan ou au yéti ! Heureusement que les enfants sont à l’école, dit Rosalinde à son mari.
– Après tout, il y avait encore des ours ici dans la haute vallée de la Dourbie au 18ème siècle, pontifiait Madeleine en sirotant au bar son whisky.
Patricia Malaric avait pris un double whisky. Elle buvait ainsi le tiers de son chômage quotidien, et, visiblement, elle cherchait une âme charitable pour se le faire offrir. Madeleine eut pitié d’elle.

Chroniques de Saint Esper

– Dis-moi, Patricia, as-tu du travail en ce moment ?
– Peut-être, j’ai une piste. Un CES à l’hôpital. J’ai rendez-vous lundi matin.
– Pour quoi faire ?
– Du classement au bureau des Entrées, des photocopies et les petites courses. Ca me changera un peu des ménages. Mais c’est moins bien payé.
– Je te souhaite d’avoir le poste. Mais essaye donc d’avoir les idées claires avec ce que tu bois. Je te demandais ça parce que j’ai une montagne de vieux papiers à classer chez moi. Si ça t’intéresse, passe me voir cet après-midi.
– Je passerai vers 17 h, en sortant de chez le notaire.
– On se fera un thé. Bon, j’y vais. Clarence, je vous dois combien pour mon verre et celui de Patricia ?

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